Dans ce mode zoom, nous vous proposons de nous arrêter sur des concepts et auteurs présentés dans notre projet de roman graphique. Cette semaine, nous zoomons sur Antonio Damasio, neurologue, psychologue.
Imaginez, vous êtes au volant de votre voiture. La radio annonce un risque de verglas. De fait, sur le pare-brise, les essuie-glaces chassent la pluie et la neige qui se mélangent. Devant vous, plus loin, une voiture. Vous voyez qu’elle glisse légèrement. Et là, les phares rouges à l’arrière du véhicule indiquent que le conducteur vient de piler sur ses freins. Naturellement, il perd le contrôle et finit sa course dans le bas-côté. Rassurez-vous, sans heurt. C’est à votre tour d’aborder la plaque glissante. Vous la franchissez sans problème. Non pas parce que vous avez accumulé cette expérience de pilote chevronné. Ce savoir qui vous aurait permis d’inhiber ce reflex dangereux : piler sur les freins. Réflexe qui a envoyé l’autre voiture dans le fossé. Non, vous n’êtes pas spécialement un bon conducteur. Il y a simplement que vous n’avez absolument pas perçu la peur. Vous avez agi rationnellement. On ne freine pas sur les plaques de verglas. Dit comme cela, ça peut paraître génial. Ne prendre que des décisions rationnelles. Sortir toute cette dimension émotionnelle qui pollue nos raisonnements. Dans les temps que nous connaissons, on pourrait penser que ce serait une excellente chose.
Oui, mais voilà. Il y a une suite à cette histoire. Cet épisode est réellement arrivé à un patient d’Antonio Damasio, neurologue. Ce patient avait subi une lésion au niveau du cortex ventro-médian, le rendant incapable de percevoir certaines émotions. Son histoire est relatée dans ‘L’Erreur de Descartes‘, livre qu’Antonio a publié en 1994. Le sujet central est la relation entre raison et émotion. Vous allez voir que le sort de ce type de patient n’est donc pas si enviable. Pour cela, je vais vous raconter l’histoire d’Elliot (nom d’emprunt), un autre patient, souffrant de lésions similaires.
Elliot n’était plus Elliot
Elliot a été touché par un méningiome, une tumeur issue des méninges. Cette tumeur a pu être retirée, ainsi que les tissus qu’elle avait endommagés en comprimant d’autres zones du cerveau. Une grande partie du cortex préfrontal droit n’était plus active. Selon les médecins, l’opération a été une réussite. Oui, mais voilà : très rapidement, les choses se sont dégradées. Elliot n’était plus Elliot. Pourtant, de prime abord, tout était normal. Damasio écrit : « En résumé, ses capacités perceptives, sa mémoire à long et à court terme, ses aptitudes à apprendre, à parler et à faire des calculs, étaient intactes. Sa capacité d’attention, c’est-à-dire à se concentrer sur un objet mental particulier à l’exclusion d’autres, était aussi intacte. Et il en était de même de sa mémoire de travail, laquelle se définit comme la possibilité de retenir des informations dans l’esprit pendant plusieurs secondes et de les manipuler mentalement ». Il rajoute que, même après son opération, Elliot gardait un quotient intellectuel plus haut que la moyenne.
A la suite de l’intervention chirurgicale, Elliot a divorcé 2 fois. Il a été renvoyé de son travail une première fois, pour ensuite être viré à chaque fois qu’il trouvait un nouvel emploi. Il s’est lancé dans la spéculation financière. Il s’est lié à des personnages peu recommandables. Il a fait faillite et perdu toutes ses économies. Sans revenu au moment où il devient le patient d’Antonio Damasio, la sécurité sociale vient de lui refuser toute indemnité pour invalidité. « Mais j’ai pu obtenir l’annulation de cette décision. J’ai expliqué que ses mésaventures répétées résultaient vraiment d’un trouble neurologique ». Elliot était incapable d’intégrer les émotions dans ses prises de décision. Pourquoi ? C’est à cette question que répond ‘L’Erreur de Descartes‘.
Damasio écrit : « A ce jour, nous avons étudié douze patients porteurs de lésions préfrontales du type de celle rencontrée chez Elliot et, chez aucun d’entre eux, nous n’avons manqué de constater l’association d’une déficience dans le domaine de la prise de décision et d’un affaiblissement de la capacité à ressentir des émotions. La faculté de raisonner et la capacité d’éprouver des émotions déclinent de concert et leur amoindrissement tranche nettement, par rapport à un profil neuropsychologique qui se caractérise par ailleurs par la préservation parfaite des processus fondamentaux de l’attention de la mémoire, de l’intelligence et du langage, de sorte qu’on ne peut absolument pas invoquer ceux-ci pour expliquer les erreurs de jugement des patients ».
Les émotions primaires et secondaires
Alors pourquoi ces erreurs ? Pour Damasio, les lésions telle que celles d’Elliot, soit au niveau du cortex préfrontal, affectent nos émotions secondaires. Avant de parler de ces émotions secondaires, voyons les primaires. Imaginez que vous vous promenez gentiment dans les bois. Et là, tout d’un coup, un ours. Oui, j’ai dit ‘imaginez’, faites un effort. La partie du cerveau qui traite les images (les cortex sensoriels fondamentaux), envoit un signal à l’amygdale (non pas celle-dans la bouche, mais celles dans le cerveau), qui va mettre en marche tous les mécanismes physiologiques liés à la peur. Ce n’est qu’à ce moment-là seulement que vous prenez conscience du danger. Ce sont des mécanismes automatiques, inconscients et innés pour Damasio, dans lesquels le cortex préfrontal n’est pas mobilisé.
Alors, les émotions secondaires ? Pour comprendre, partons d’une situation normale. Imaginez : il est 11h, vous avez ce petit creux qu’on connait tous. Dans la cuisine, il y a cette armoire. Dans cette armoire, il y a ce chocolat. Dans ce chocolat, il y a ces noisettes entières. Et là, main sur la poignée de cette armoire, vous vous voyez manger. Vous sentez déjà le plaisir. Mais dans ce chocolat, s’il y a des noisettes, il y a aussi du sucre et de la graisse. Bref: des calories. Et là, vous vous revoyez ce matin en train d’insister pour fermer le dernier bouton de votre pantalon… Il va falloir faire un choix.
Face à des stimuli, nous ne produisons pas que des comportements, nous produisons aussi des représentations visuelles, auditives, olfactives, etc. En d’autres mots, nous pouvons, à partir d’une situation et de notre histoire, construire des « images » mentales illustrant un état futur. Damasio écrit : « Derrière ces images, pratiquement toujours à notre insu, il existe de nombreux mécanismes qui guident leur genèse et leur déploiement dans l’espace et dans le temps. Les mécanismes en questions mettent en œuvre des règles et des stratégies stockées dans des représentations potentielles ».
Continuons notre exemple avec le chocolat. Toujours la main sur la poignée de l’armoire de la cuisine, vous vous voyez demain sur la balance qui indique un chiffre démesuré (je la connais, j’ai la même)… Cette image d’un futur potentiel engendre des réactions physiologiques involontaires et automatiques en lien avec, par exemple, la peur, la colère ou le dégoût. Si ces émotions négatives prédominent, il y a de grandes chances que vous vous éloigniez de l’armoire. Par contre, si vous souffrez d’une lésion dans votre cortex préfrontal, vous ne pourrez pas percevoir ces émotions. Damasio explique : « Ces malades ne peuvent exprimer aucune émotion lorsqu’ils perçoivent les images évoquées par certaines catégories de situations et de stimuli, et par la suite ne peuvent rien ressentir qui y corresponde ». Il leur est donc impossible d’attribuer une valeur positive ou négative à ces projections puisqu’ils ne ressentent rien. Alors comment choisir ?
Vous vous souvenez du patient « as du volant » du début ? Et bien, lorsque Damasio lui a proposé 2 dates pour un prochain rendez-vous, il a pesé les pours et les contres pendant trente minutes. Trente minutes au bout desquelles Damasio a fini par choisir pour lui. Soyons donc heureux que nos émotions jouent un rôle fondamental dans nos prises de décision !
Pour aller plus loin sur l’approche d’Antonio Damasio;